Éditorial


Intonation

Chaque fois que la pensée, soumise à des impératifs verbaux et poétiques, a continué d'être ce que nous attendons d'elle : le fondement de notre présence, sa claire et ludique expression par l'art ; chaque fois que cette pensée légère s'est ainsi agitée autour des œuvres, la poésie, irréductible, ne s'est jamais laissée enfermer, avec cette conscience qui aurait de quoi surprendre si elle n'était la marque de son indépendance. Mais c'en est trop, à la fin. Parler aujourd'hui de " qualité poétique", de " passion de la littérature ", cela peut paraître ce que l'on voudra. L'intégrisme poétique a suffisamment régné sur l'expression pour que celle-ci se permette enfin de leur fausser compagnie, de ne plus s'occuper que d'elle-même, de son absence de fatalité et de ses règles déviantes.

Nous n'aurions plus rien à faire non plus, il faut le dire en passant, dans la compagnie de ceux qui, à court d'idées mais pas de jargon, agitant un vocabulaire interminablement adolescent, ne brouillent aucune carte, seul moyen de paraître avoir du jeu sans rien que du brillant et du précieux, vivent, jouant l'inquiétude, dans une liberté dont ils se créent, à coup d'entretiens sur leur grandeur toute relative, le petit terrain propre à leurs cabrioles crispées. Oui, l'amour de l'imperfection irritera toujours ceux qui remettent à plus tard de s'y laisser aller en toute connaissance de cause, et préfèrent danser autour d'elle, en attendant, quelque figure de guerre soigneusement fabriquée par leurs soins. Ce qu'il faut dire aujourd'hui, c'est que l'écriture n'est plus concevable sans une détermination qui mettra la poésie à sa juste place, celle qui dérange ce qui est partout établi. Tout le reste ne sera que spectacle.

Le mot de poésie lâché (il nous est impossible de le préciser) – et sans doute faut-il dire ce qu'il représente pour nous, la difficulté de le cerner. C'est, en somme, soumise au quotidien, la découverte du monde dont notre attention trop souvent se détourne, une naïveté armée. L'écriture est notre façon de créer entre lui et nous plus qu'une connivence, une intimité, une symbiose, elle n'est en définitive, qu'une entrée en matière. Il serait peut-être temps, poussés par la conviction que les choses les plus simples ne sont jamais dites, éprouvées d'un regard sans préjugé, de repousser les limites ; il serait peut-être temps, aujourd'hui et sans plus tarder, de tout faire passer résolument du même côté.

Sans doute rien n'est moins important, venant d'un ensemble aussi mal défini qui s'appelle "nous" ; sans doute rien ne mérite plus d'attention que ce décalage entre l'objet et le spectacle qui se trouve devant nos yeux où nous nous retrouvons, sans distance, nez à nez. Et peut-être ne pourrons-nous plus jamais rien qualifier de beau, oui, tant la beauté sera commune ou ne sera pas. Vouloir la poésie et la vouloir à chaque instant, suppose une volonté de se situer dans la réalité, résolument et d'y ajouter du réel. Alors, l'œuvre ne pourra plus devenir, selon le mot de Valéry, un "édifice enchanté".

On pouvait s'attendre, de la part d'un groupe si homogène, à une imprécision aussi grande. Toute prise de position moins catégorique ne serait plus un manifeste. Mais on remarquera des absences et des passions. Parfois, elles seront flagrantes. Parfois involontaires. C'est que certaines personnes ou certaines chapelles nous seront comme sortis de l'esprit. Rien, en définitive, ne nous serait plus agréable que d'être adulés et accusés d'élitisme. Et y a-t-il meilleure intention que celle-ci qui nous fait espérer réunir ici tout ce qui s'écrit – ou s'écrira- dans toutes les directions où il nous paraîtra bon de se risquer ?

Véronique Vassiliou et Nicolas Tardy sont les auteurs (ou malfaiteurs) de ce détournement de "Déclaration", texte introductif du premier numéro de Tel Quel, 1er trimestre 1960.

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