Chère Véronique, Cher Nicolas,

c'est avec tristesse que je vous annonce le décès de Cryni Dolaast. Ce nom ne vous dit probablement rien ou peu de choses. Je vous joins donc une première ébauche de la biographie que j'étais en train de rédiger sur lui. Entreprise commencée il y a quelques années. Il me semble que l'ignorance de son travail au-delà de nos frontières devait être réparée, si vous pouviez servir d'intermédiaire auprès de Catherine Millet pour une éventuelle publication dans Art Press, je vous serai éternellement reconnaissant.

Bien à vous

Votre ami au Boukhistan

Autodidacte en art (où aurait-il trouvé une école d'art au Boukhistan ?), Cryni Dolaast est né en 1939. Ses parents, fabricants de Klouhtch' (petit pain fendu aux noisettes) étaient membres de la résistance Boukhistanaise. Raison pour laquelle ils enseignèrent le français à leur fils unique. En effet, la maîtrise, même relative, de cette langue a toujours permis aux résistants de tenter d'établir des communications avec l'étranger. Adolescent il exerça divers petits métiers : marchand de sel, sucreur de fraises dans un grand restaurant de notre capitale... Avant que son charme naturel soit remarqué par une femme ayant quelques influences et années de plus que lui. C'est à cette époque qu'il commença à s'intéresser à l'art, par le biais d’une édition pirate (sans images) consacrée aux Impressionnistes. Malgré tous ses efforts ce fut apparemment le seul document qu’il put se procurer.
La première trace de Cryni Dolaast, dans le domaine de l'art, est sa participation à une exposition collective. Il utilisa le fait courant à l'époque que la participation à une exposition était due, non à la qualité de l'artiste, mais à sa possibilité de payer des droits d'inscriptions prohibitifs. S'étant acquitté de cette formalité grâce à l'argent que son activité de gigolo lui procurait, il y exposa sa première (et dernière) peinture : un monochrome noir sur toile, au format paysage. Ce tableau avait pour titre : Le Boukhistan, la nuit. Cette œuvre fut détruite par les visiteurs rendus comme fous par leur incapacité à saisir le propos de l'artiste. Comme il s'en est longuement expliqué par la suite, son intention était simplement d'avoir un regard critique sur la perception des images. Il faut rappeler que c'était l'époque où nos politiciens restaient à jamais jeunes dans les médias boukhistanais. Ce scandale devait mettre fin à sa carrière de gigolo (il devenait trop dangereux pour nos bourgeoises de s'afficher avec lui) et le conforta dans l'idée de consacrer sa vie à l'art. Le jour de ses 30 ans, il s'échappa clandestinement du Boukhistan et gagna l'Europe, traversant l'Italie en stop, la France où il travailla quelques jours comme saisonniers dans une exploitation agricole, puis voulu partir en Allemagne pour aller voir - car le titre le fascinait - l'exposition When Attitudes Become Form, de Harald Szeemann. Arrêté à la frontière allemande par les agents de la police secrète boukhistanaise, il fut renvoyé de force au pays. Condamné pour cette fuite illégale hors de nos frontières à être fonctionnaire, il occupa dans un premier temps le poste de vitrier avant d'être, suite à une mutation, tanneur de peau de cochon. Sa peine de 10 ans purgée, il put revenir à la vie civile.
Le scandale du salon paressait bien loin et le monde de l'art Boukhistanai vivait une existence paisible, conformiste et confortable. C’est alors qu’il réalisa son intervention Poing/t de sang, où, se rendant devant le Ministère de la Guerre Interne il versa une éprouvette de son sang sur son poing qu'il leva face au bâtiment en signe de contestation suite à l'exécution sommaire de 5 opposants au régime (appelés familièrement « Les Gros »). Tous les photographes présents, que l'artiste avait convoqué pour l'occasion, furent tabassés en règle, leurs appareils et pellicules détruits. Cryni Dolaast fut arrêté sur le champ.
Par chance, comme cela arrive parfois chez nous un changement de gouvernement (entendez par là : assassinat au sein du parti unique) provoqua une série d'ordres et contre-ordres au sein de l'administration pénitentiaire qui eurent pour effet de relâcher Dolaast le jour même de son entrée au pénitencier. Un coup de théâtre comme seul le Boukhistan peut en produire ! Une fois dehors, il découvrit que son action Poing/t de sang avait été relayé par la rumeur publique. L'absence de traces visuelles accentuant cette tendance naturelle. On entendit différentes versions de cette action : Dolaast se serait tranché la main, auto-égorgé, assassiné par la police sur les marches du Ministère, du Palais Présidentiel... Pouvoir de la rumeur.
Afin d’échapper à d’éventuelles représailles gouvernementales, Dolaast parti au sud du Boukhistan, aux portes du désert et commença une œuvre sans fin. En effet, il tente d’écrire dans le sable du désert (simplement à l’aide de son pied) le texte complet de La Convention des Droits de l'Homme, inlassablement effacé par le vent du désert. Encore une fois une œuvre forte, échappant au circuit de l’art et au système marchand.
Comme l’a si bien écrit Vaviéssi Roulionque, dans son article paru dans l’unique numéro d’Art in Boukhistan : « Cité aussi bien par les jeunes peintres regroupés sous l’appellation de « Figuration Ivre », que par des artistes comme Boumai Guessnos (qui intervient sur l’architecture en ruine en rebouchant les trous à l’aide de Klouhtch') ou Kel Nexe (qui se fait prendre en pleurs dans des lieux qui ont été marqué par les pires heures de notre histoire nationale), Cryni Dolaast, en seulement trois œuvres, est devenu une référence incontournable pour toute la nouvelle génération d’artistes boukhistanais ».