Le Boukhistan

Géographie

Situation : 369° de longitude sud, 100 % de latitude.
Superficie : variable, mais jamais grande (voir < Économie >)
Relief : une vallée médiane aux versants arrondis, un plateau affaissé d’un côté, une montagne abrupte de l’autre (voir < Histoire >)
Climat : sec de préférence – craint l’humidité.
Population : 1 habitant, rarement 2, par exception plusieurs (voir < Sciences >)
Religion : minuscule – adoration de la plume, parfois (voir < Arts >).
Gouvernement : aucun – pas de régime.
Capitale : voir < Archéologie >.









Économie

Précaire : dépend trop du tourisme.
Ressources annexes : la location des maigres bras de l’habitant ou son mariage avec une héritière.








Histoire

Le Boukhistan a longtemps vécu à l’abri des pierres de son désert, puis quinze siècles dans les roseaux de son marécage, suite à un déluge, roulé alors sur lui-même au milieu des bêtes. Jusque-là tout allait bien, des dieux incompréhensibles effrayant les visiteurs. C’est quand le pays s’est ouvert aux missionnaires puis au commerce que sa configuration a changé. Avec les grandes découvertes, l’instruction publique puis l’aviation, ce fut la catastrophe.
Un explorateur, de retour dans son club londonien, a fait une conférence sur les merveilles du Boukhistan : ces traces mystérieuses qu’on y trouvait d’un habitat sans équivalent dans le monde connu (voir < Archéologie >). Malgré son brillant exposé, banquiers et professeurs sommeillaient dans l’assistance, pensant au dîner de famille ou à la maîtresse qui les attendait. Tous, à l’exception d’une romancière, qui s’était faufilée là vêtue en homme. La semaine suivante, son papier dans le Times Literary Supplement embellissait la description. Il fut repris, avec force nouveaux détails alléchants, dans le Mercure de France, le New Yorker, le Gazzetta di Milano, etc. Des chercheurs ont bientôt entrepris des fouilles sur le terrain. Dix ans plus tard, les meilleures universités organisaient un symposium annuel au retour des groupes d’étudiants conduits par leur professeur. Encore un demi-siècle et des charters débarquaient les touristes.
Fatalement, vu la faible superficie du territoire, le sous-sol du Boukhistan a basculé sous le poids des visiteurs amassés. Le plateau au sud-nord-est a commencé à s’affaisser, tandis que le plateau opposé se relevait, rendant plus visibles les vestiges énigmatiques qui se trouvaient justement de ce côté. Les visiteurs ont rapidement pris l’habitude de sauter en chœur sur place pour accélérer le mouvement tectonique. Si bien qu’aujourd’hui les ruines cabalistiques se présentent sur un plateau incliné à 45°, observable du sommet de la petite vallée. Les pèlerins y processionnent en rangs serrés sur un caillebotis muni de rambardes, le plateau affaissé penchant fort lui aussi. Le spectacle est unique à la lumière rasante de l’aube ou du couchant. Entre temps on peut manger, acheter des brochures racontant la vie des Boukhistanotes, ou jouer au scrabble. Par grand vent, on a parfois la chance de voir rouler l’une des dernières pierres des habitations étrangement bizarres que les guides tentent d’expliquer.








Archéologie

Au fil du temps, les Boukhistanois semblent avoir construit une ville, chacun se bâtissant une maison à la suite de la précédente, abandonnée après la disparition de son occupant. Comme si tous avaient voulu poursuivre une tradition, en délaissant l’héritage pour repartir à zéro. Le plus étonnant est l’alignement de ces habitations successives : en quatorze rangées groupées par quatre ou trois que séparent trois terre-pleins où aucune trace de fondation n’a été décelée. On ignore combien il a fallu de siècle pour que ce dispositif se mette en place. D’après ce qu’il en reste, les pièces des maisons avaient des formes peu communes : rondes, triangulaires, ou combinant droites et courbes. Des murs droits prolongent sans fonction apparentes des cases rondes. D’autres murs rectilignes ne se rattachent à rien. Deux types fréquents de logis sont composés d’une pièce fermée en demi-lune ou en goutte d’eau et d’une pièce ouverte aux murs incurvés. Un autre type répandu comprend deux pièces ovales ouvertes disposées dos à dos. On a relevé sur le terrain une cinquantaine de plans différents. Rien ne permet de dire si les Boukhistaniens occupaient dans le passé un ou plusieurs abris. L’habitant actuel du pays refuse de donner la moindre information, se limitant à pousser des cris de sauvage au fond de la vallée. Certains touristes ont peur, d’autres s’en amusent.









Sciences

Bien que vivant en ours, les Boukhistanis se sont transmis de non-génération en non-génération un système numérique sans équivalent. Qu’il soit noté par des lettres, comme dans d’autres cultures, a trompé bien des savants. Les moins bornés ont établi un ordre croissant des lettres, se disputant entre K J H F X G B V M C I D U L A I R S E et Z J H P X G B V M C I D O L A I R S E ou W J H Q X G B V M C I D U L A I R S E, jusqu’à ce qu’un Champollion de l’arithmétique boukhistane décide que K W Z avaient la même valeur, ainsi que F P Q et O U. Mais quelle précisément ? Il a fallu qu’un sage indien de Bombay tranche : K W Z = 0. Si cela est, un psychanalyste de Cincinnati a conclu que F P Q = 3. Un urbaniste bourguignon a rétorqué qu’il « fallait peu quadriller » pour trouver que F P Q = 4, et il avait raison. Donc J = 2, H = 3, X = 6, G = 8, B = 9, V = 12, et cetera, jusqu’à S = 68 et E = 90. C’est là ce qu’un physicien malien a déduit d’un grimoire secret (non communiqué), démontrant du même coup qu’au Boukhistan l’infini est égal à 22 287 (hypothèse moyenne) ou à zéro (axiome absolu, si l’on inclut K W Z dans le calcul). Des scientifiques de diverses disciplines ont longuement discuté de l’usage d’un tel système. Pour finir, un lettré nippon ni mauvais a fait remarquer qu’aucune lettre ne chiffrait le nombre 1 dans ce pays d’ermites, et que les solitaires devaient l’exprimer par la soustraction B – G (« bien moins gogo ») ou la division O / U (« oméga sur-ultime ») puisque O et U = 27. Les média ayant déjà cessé de s’intéresser à la question, sa contribution est tombée dans l’oubli d’un site internet.









Arts

Le Boukhistaniaque pratique tous les arts, s’adonnant plus particulièrement à la peinture et à la danse, qu’il combine de façon remarquable. À lui seul, il exécute un pas de cinq époustouflant, changeant de costume toutes les deux mesures. Son choix est déterminé par le gros dé pentaédrique qu’il fait rouler d’un pied tandis que ses autres membres vite se vêtent ou se dévêtent. Si le dé s’arrête sur 33, il est en noir et danse le vol de la mouche en bzzeutant de la bouche. Jusque là, facile ! Sur 90, le voici chevalier blanc avec lance et ombrelle qui patine sur la glace avec force vapeur sortant des naseaux. C’est le plus spectaculaire. Sur 36, est-ce parce qu’il boit ? il est rouge de colère et crache en riant. C’est peu ragoûtant. Mais sur 27, il se met au vert, plus calme, flotte sur la vague, se penche sur un livre. Sur l’autre 27 du dé, le voici qui fait l’ange bleu, claironnant une chanson sur les yeux d’une belle. Ce truc marche à tous les coups, dommage qu’il n’y ait pas de public. Mais comment, me direz-vous, distingue-t-il les deux faces 27 ? C’est qu’elles n’ont pas la même lettre, allons (voir < Sciences >) ! Ce spectacle est-il passé à la télévision ? La réponse est non. Qui l’a vu alors, et vous l’a raconté ? Un voyageur, il y a longtemps.




Jacques Demarcq
(21 nov. 2005)