Jacques Demarcq

— Nature ?

Les animaux ont cet avantage sur les hommes qu’ils sont bêtes sans le faire savoir. C’est comme l’armée, toujours muette sur sa connerie. L’art muet (synérèse), voilà le rêve : l’utopie vraiment moderne ; Malévitch en avion suprématiste perçant des nuages carrés. L’avant-garde, on disait jadis. Ceux de l’arrière bavardent, bravaches, parce qu’ils ne risquent rien.

— Quelle est la nature de votre proposition ?

Si vous croyez que les oiseaux font de la poésie… Le ciel, c’est tout ce qu’il y a de possible pour eux. L’un des endroits d’où faire de haut.

— Contre-nature, alors ?

Faut que j’avoue un truc : la poésie je m’en tape. Je m’en bats l’œil, et l’oreille. D’où mon intérêt subit, il y a vingt ans, pour les zozios : leur vol si aérien ! leur chant si mélodieux ! et leurs multiples plumes ! Le fond de la forme, c’est que la poésie est détestation de la poésie, depuis Baudelaire au moins. J’écris contre la poésie, son rêve de belle expression, beau langage, belles idées de belles âmes béni-ouisseuses. Des vers, certes, j’écris, des rythmes, mais par dérapage de la cadence, dérision dans la rime. Une fois, ayant dit le quart de ça lors d’un aéropage de poètes, c’était dans les Cévennes, sur une hauteur avec vue sur les aigles, il y avait le défenseur des Indiens, le chaman faiseur de pluie, le gaucho-poujadiste retour de manif, l’écolo-lolotte, l’anarcho-mao, le gueuleur à voix préhistorique, jusqu’au Sarahoui officiel des banlieues, j’ai murmuré que je ne me sentais pas de la confrérie messagère, eh bien ! j’ai failli me faire lyncher — sauvé in extremis par le préhistorique, l’anarcho, et un peu le chaman.

— Chasseriez-vous le naturel ?

Ce qui de tout temps m’a interrogé, c’est les effets de la langue sur le discours : comment ses codes, conventions, traditions, orientent le sens ou le filtrent. Ça doit venir de mes origines socio-culturelles modestes : ne suis pas né de plain-pied dans la langue, et plutôt boiteux sur terre, avec une patte palmée, le dos tordu, etc. Le naturel, de la langue, du corps ou du décor, chez moi ça ne va pas de soi ! J’ai beaucoup travaillé pour surmonter cette distance au naturel. J’ai décroché des diplômes et pas mal découché. Preuve qu’à apprivoiser le naturel, c’est le cuculturel qui rapplique. J’ai fini par retourner la question : comment des formes peuvent s’attaquer à la langue, guerroyer contre les conventions, tourner le sens en bourrique rebelle ? La langue n’est que syntaxe pour vous ligoter : qu’règles ! qu’règles ! qu’règles ! — on croirait entendre un geai. Mes zozios sont des francs-tireurs de langue partisans de l’à-tout-bout-de-chant. Sans la moindre illusion de changer rien. Le réel, ils sont dedans, de la queue jusqu’au bec, trop attrapés pour le noter. Au mieux, ils s’en étranglent, loupent une note, ratent un accord. C’est dans ces dérapages que l’impossible se fait entendre.

— Yaourt aux bruits, en somme, plutôt que nature ?

Mélangé, disons : mésangé contre l’illusion.

— Nature pas morte, alors ?

La différence entre écriture et religion est aussi mince que décisive : les textes religieux (politiques, journalistiques entre autres) émanent du groupe auquel ils s’adressent. Si bien que les liseurs se sentent quasi les fauteurs de ce qu’ils gobent. Journalistes et politiques renvoient à la société le cauchemar dont elle rêve, assorti de quelques promesses de progrès. De même pas mal d’écrivains, poètes facteurs de fables ou d’images à message. L’astuce, qui crée l’illusion, c’est qu’on oublie d’où ça vient : dieu, l’ENA, le journal, ou l’écurie de tel éditeur. Le confusionnisme est le fondement du cullectif. L’écriture, elle, est issu d’un seul, un autre, et s’adresse à un seul, un autre. Du privé au privé, privatif d’illusion. La langue cesse d’être une fille publique se prêtant à tout pour devenir la compagne personnelle du lecteur comme de l’auteur : à la fois fouillée et inviolable, gentille et garce, préservant sa liberté. La méthode est alors la précision. Extrême. Faire le détail. Et entailler le sac de mots. Que le fond vibre de ses contradictions, la forme de ses fissures. Je peux tout aussi bien lire la Bible avec ce scalpel : l’idéologie en prend un sacré coup. Voyez mon Rimbaud x 9 (Voix éditions).

(21 nov. 2005)

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